Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram
En Angleterre, John Jasper, secrètement accro à l'opium,
développe une obsession pour Rosa Bud, la fiancée de son neveu Edwin Drood. Un
autre homme, Neville s'interesse également à la jeune femme. Quand une dispute
éclate entre Neville et Edwin et que ce dernier disparait, Jasper s'empresse
d'accuser Neville d'avoir tué le jeune Drood...
Le mystère d’Edwin Drood est la première adaptation
parlante du roman éponyme de Charles Dickens. Le livre, publié sous forme de
feuilleton sur un rythme mensuel en 1870, restera inachevé avec seulement six
chapitres sur douze, du fait du décès soudain de Dickens. Le récit captivant
reste suspendu en laissant ses lecteurs en haleine sur un moment capital (pour
ceux qui ne visionneront que le film cela correspond au moment où la tenancière
du salon d’opium va confronter Claude Rains). Cette dimension inachevée va
paradoxalement faire la légende du roman puisque d’innombrables ouvrages vont
plus ou moins sérieusement s’atteler à en livrer une suite, des variations ou
réinterprétations qui maintiendront une aura vivace autour du titre. Le cinéma
va bien sûr s’y attaquer avec deux films muets produits en 1909 et 1912, le
film de Stuart Walker donc, mais aussi la télévision dont un épisode de la
série Docteur Who en 2005 qui y va de sa relecture aussi.
Malheureusement cette version de Stuart Walker n’est pas
vraiment à la hauteur de cette aura. Les points forts reposent avant tout sur l’interprétation,
en particulier durant la première partie mettant en place le triangle amoureux
Rosa/Edwin/Neville, et celui qui l’observe de loin, envieux, Jasper (Claude
Rains). Stuart Walker tente de mettre en place une atmosphère vaporeuse et hanté en révélant d’emblée le cœur du dilemme à travers les
rêveries opiacées de Jasper. C’est un peu trop grossier et explicatif pour convaincre,
d’autant que la suite est plus bavarde pour dessiner les
différents enjeux intimes.
Par exemple Rosa (Heather Angel) dit être dérangée
par les regards insistants et concupiscents de Jasper, mais rien dans la mise
en scène ne traduit ce malaise qui ne passe que par le dialogue. La facette mal
assortie du couple Rosa/Edwin là encore ne tient qu’au dialogue, aucune
dynamique formelle comique ou dramatique ne vient appuyer ce fait. Le même
reproche est à faire pour les sentiments naissants entre Rosa et Neville, dont
le contraste de la race métissée dans une Angleterre raciste est tout juste
survolée.
Cet écueil n’empêche pas de suivre la première
partie avec un relatif intérêt. Mais cela devient rédhibitoire quand l’histoire
devient une enquête menée par Neville pour prouver son innocence. Tout est
narré de manière linéaire et platement illustrative, sans aucune audace pour conférer une ambiance inquiétante
dans le décor, la manifestation de la jalousie ou des instincts meurtriers de
Jasper, pas même de tentative plus caustique malgré quelques personnages hauts
en couleur. Nous sommes vraiment dans une adaptation tout ce qu’il y a de plus
basique malgré le terrain de jeu qu’offre une conclusion qui est à inventer. L’idée
trouvée ici est plutôt bonne, mais une fois de plus l’exécution paresseuse
pèche lourdement. L'interprétation habitée de Claude Rains (perdant l'opportunité offerte par Universal d'en faire un grand premier rôle) méritait mieux.
Dans le sud de l’Australie, Jessica (Cassandra Delaney)
s’occupe d’une réserve naturelle dans le bush avec son mari Ted. Cependant ce
dernier est absent et la jeune femme va vite être confrontée - sur la route
d’abord - à trois chasseurs de kangourous qui ont décidé de faire d’elle une
nouvelle proie...
Fair Game est un film qui marque les quasis derniers
feux de la Ozploitation, tout un courant de cinéma d’exploitation ayant marqué
les esprits à l’orée des années 70/80. Dans ce statut de stade terminal de ce
mouvement, la vision de Fair Game ravive le souvenir de nombre de films
cultes mais sans en avoir la profondeur. Une tumultueuse poursuite routière en
ouverture rappelle ainsi le rapport à la route et à la voiture chaotique
inhérent à la société australienne, mais sans réellement en être un instantané
comme le fut Mad Max de George Miller (1979). La barbarie, le machisme
et la soif de sang des autochtones notamment durant les chasses au kangourou
font figure de péripétie ou de gimmick, sans avoir la dimension anthropologique
de Wake in fright de Ted Kotcheff (1971). L’immensité et la beauté des
paysages de l’outback n’ont pas ici la mystique et le sens de l’Histoire de Walkabout
de Nicolas Roeg (1971). En définitive, Fair Game est un digest visuel
visant avant tout l’efficacité, que l’ont peut associer à un autre succès local
récent comme le Razorback de Russel Mulcahy (1984).
S’il n’y a donc absolument aucune surprise à attendre pour
le connaisseur d’Ozploitation, Fair Game s’avère en tout cas un survival d’une
redoutable efficacité. Avec cinq fois moins de budget qu’un Mad Max 2
(1981) ou Razorback justement, le résultat est particulièrement
impressionnant. L’histoire revient en quelque sorte à »l’os » de
nombreux films d’Ozploitation, avec ici l’opposition entre Jessica (Cassandra
Delaney), jeune femme en charge d’une éserve naturel dans le bush, et trois
chasseurs rustres et machistes bien décidés à punir son franc parler à leur
égard. Tout le film n’est qu’une longue escalade d’invectives, d’intimidation
et d’agression conduisant à un combat féroce entre la belle et les trois
péquenauds. Rien de plus, rien de moins mais porté par une exécution
remarquable.
Les paysages et leur horizon à perte de vue symbolisent une
zone de non-droit où domine la loi du plus fort, un terrain de jeu pour les
chasseurs et une prison à ciel ouvert aux cachettes limitées pour Jessica.
Quand elle arpente ce décorum, les courses verticales en font une cible à
portée de fusil de ses assaillants dans le travail sur la profondeur de champs,
et un jouet avec lequel on s’amuse quand elle fuit la monstrueuse camionnette
cette fois dans la largeur horizontale du cadre. Les rares scènes d’intérieur
ou du moins les rares moments de promiscuité physique entre poursuivants et
poursuivie laisse planer le spectre du voyeurisme (la photo dénudée prise à l’insu
de Jessica) et du désir sexuel, même si étonnamment le film ne s’aventure pas
plus loin dans ce registre crapoteux. Il s’agit de mettre au pas et d’humilier
cette femme, mais autant pour son sexe que pour son statut d’autorité citadine
et réfléchie voulant les freiner dans leurs habitudes barbares et décérébrées.
Qualifier le film de féministe serait un bien grand mot,
mais en tout cas l’interprétation intense et le charisme de Cassandra Delauney
en font une figure attachante et authentique pour lequel on s’émeut. Tout comme
les façons brutales des chasseurs vont en graduant, Jessica passe de la victime
apeurée à l’amazone farouche bien décidée à se défendre. Le film travaille une
sorte inquiétante étrangeté dans la fascination qu’exerce le paysage, passant
de sauvage à surréaliste grâce à la somptueuse photo de Andrew Lesnie (qui
allait faire un sacré chemin puisque bien plus tard il officiera sur la
trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson), notamment d’incroyables
séquences nocturnes. Les cascades sont
assurées par Glenn Boswell, qui après avoir officié sur Mad Max 2 et Razorback
allait briller à Hollywood notamment sur Matrix Reloaded et Matrix
Revolutions.
Les chorégraphies se plient ici à l’esprit bas du front des
chasseurs, tout à leur volonté de destruction de l’espace civilisé que s’est
façonné Jessica dans l’outback, mais aussi de la briser mentalement lorsqu’il
vont l’attacher à demi-nue sur le part-choc de leur 4x4 et l’humilier en la
traînant ainsi à toute allure. Mario Andreacchio trouve constamment les angles
les plus dynamiques pour mettre en valeur ce chaos, puis iconiser Jessica
lorsqu’elle se rebiffera sévèrement lors du climax. Le découpage est très
efficace, laisse longuement se dérouler les séquences les plus ravageuses (la
destruction de la maison, le toit qui s’écroule avec un chasse s’en écartant à
la dernière minute) ou alors laisser exploser la violence de façon expéditive.
Fair Game se fait donc l’héritier d’une certaine tradition,
et même sans égaler les œuvres qui l’ont précédé, s’avère un point final
satisfaisant de ce mouvement. Le film ne rencontrera pas son public en
Australie mais deviendra culte à l’international, l’ultime succès sous cette
forme de l’Ozploitation puisque l’évolution des financements locaux
condamneront ce type de films au marché vidéo – même si des réminiscences très
réussie feront surface dans les années 2000 comme Wolf Creek de Greg
McLean (2005).
Johnny Bannion a passé ses trois dernières années de
prison à mettre au point le plus gros vol de sa carrière. A sa sortie de
prison, il met son plan à exécution. Il enterre l'argent dans un champ, mais il
est arrêté avant qu'il ait pu révéler la cachette à ses complices. Ceux-ci
s'empressent de le tirer de sa prison, mais ils commettent l'erreur fatale de
le tuer avant qu'il ait pu leur révéler son secret...
Le renouveau de Joseph Losey dans les premières années de
son exil anglais (après avoir fuit les Etats-Unis où il fut blacklisté dans le
cadre du Maccarthysme) passera grandement par le film noir. C’est dans ce genre qu’il signe plusieurs
grandes réussites qui renforcent son statut sur sa terre d’accueil avec La
Bête s’éveille (1954), Temps sans pitié (1957) et L'Enquête de
l'inspecteur Morgan (1959). Les deux derniers vont rencontrer une certaine
reconnaissance publique et critique qui va permettre au réalisateur d’orienter
sa carrière vers d’autres voies à partir de Eva (1962) qui lance sa
grande période des années 60. Les Criminels sera donc son dernier polar
avant ce virage, notamment grâce à Stanley Baker avec lequel il avait travaillé
sur L'Enquête de l'inspecteur Morgan.
Le postulat a tout du film de casse classique, mais Losey
déplace ou escamote les moments attendus de ce type de récit pour explorer une
autre voie. Le film évoque en effet une certaine mue du monde criminel d’une
relative « fraternité » des petites mains vers un capitalisme
carnassier où ces dernières ne s’avèrent plus qu’un rouage périssable d’un
grand ensemble. Cette bascule s’observera à travers Johnny Bannion (Stanley
Baker), truand s’apprêtant à sortir de prison et ayant déjà son prochain coup
en vue. La longue introduction en prison montre une hiérarchie carcérale et
donc criminelle fonctionnant sur la notion de dure à cuire, ce qu’est assurément
Bannion.
On l’observe tenir tête à Barrows (Patrick Magee) le gardien-chef, et
décider quasiment à lui seul du sort d’un nouveau prisonnier détesté qui finira
tabassé sur ses instructions implicites. La silhouette massive de Stanley Baker
et ses airs goguenard installent ainsi cette personnalité hors-normes, même si
dans la prison comme à l’extérieur, on comprendre que d’autres plus discrets
disposent du véritable pouvoir. Le nom d’un certain Saffron circule donc avant
la sortie de Bannion, qui devra lui donner un pourcentage de son futur coup, et
à l’extérieur le plus voyant Carter (Sam Wanamaker) s’avérera le grand
argentier du futur braquage et lui aussi amené à en toucher sa part.
Sous ses airs fiers, Bannion est finalement un exécutant, un
« ouvrier » qui se salit les mains aux profits « d’actionnaires »
du crime attendant leurs dividendes sans prendre le moindre risque. Ces nantis
opèrent et attendent silencieusement dans l’ombre tandis que l’orgueil et la
désinvolture du « pauvre » vont perdre Bannion, trahit par une
ancienne compagne blessée (Jill Bennett). La fatalité propre au film noir n’a
donc pas ici sa place, tout comme le morceau de bravoure du casse que Losey ne
prend pas la peine de montrer – et s’éviter la comparaison avec les fleurons
récents du genre comme Quand la ville dort de John Huston (1950), L’Ultime
razzia de Stanley Kubrick (1956) ouLe Coup de l’escalier de Robert
Wise (1959).
Alors que la première partie en prison montrait un relatif esprit
de camaraderie dominé par Bannion dans le filmage de Losey (humour, figure
pittoresque, longues scènes de groupe), le retour derrière les barreaux de
notre héros change la donne. N’ayant pas payé son tribu (le butin ayant été
caché avant son arrestation), Bannion n’est plus ce mâle alpha intimidant, mais
un employé sommé de rendre des comptes. Le vrai maître Saffron (Grégoire Aslan)
le convoque alors et l’allure chétive du boss face à Bannion n’a aucune valeur,
les cordons de la bourse tenu par Saffron prennent le pas sur la seule force
physique de notre héros.
Le scénario réserve encore quelques coups d’éclats à Bannion
(la correction infligée à des codétenus supposés le mater, l’évasion et la
poursuite finale) sa seule hargne est impuissante face à la toile d’araignée d’un
monde criminel capitaliste. La dernière partie est une longue fuite en avant
dont on devine aisément l’issue, la seule victoire de Bannion étant d’emporter
le secret de la planque du butin, mais à quel prix. Joseph Losey équilibre
ainsi habilement l’étude mœurs et le polar, annoncé par le titre original
plaçant The Criminal au singulier comme pour marquer l’isolement de
Bannion, mais le titres français au pluriel est bien vu aussi en noyant
justement son protagoniste dans un ensemble où il ne peut plus se distinguer.
Ichirô Honda, marié à la fille d’un grand
industriel, mène une double vie. Grand séducteur, il consigne dans
un journal ses rencontres à répétition. Un jour, il apprend par les
journaux qu’une de ses anciennes conquêtes, Keiko Obana, s’est
suicidée. L’affaire est classée sans suite par la police. Quelques
jours après, le meurtre d’une autre « proie » de Honda fait la une des
journaux. Ce dernier ne se sent pas concerné et poursuit ses parties
de chasse galantes. Entre-temps, la sœur de Keiko a décidé d’enquêter
seule sur les circonstances du drame. Elle finit par apprendre
l’existence de Honda…
Hunter's Diary est la première adaptation
cinématographique d'un roman de Masako Togawa, un des grands talents
émergents de la littérature policière japonaise au début des années 60.
Dès son premier roman Le Passe-partout
publié en 1961 (et tout récemment édité en France pour la première
fois), elle fait montre d'un talent remarquable pour dresser des
portraits féminins marquant et tisser des récits de machinations à la
construction diabolique. Le Passe-partout remporte le prestigieux prix Edogawa Ranpo en 1962, avant d'être suivi par un succès plus grand encore de son second roman Ryōjin nikki publié en 1963 et qui va donc avoir les honneurs du grand écran avec Hunter's Diary.
En plus de son talent littéraire, Makoto Togawa est une grande figure
des nuits japonaises, ayant été chanteuse de cabaret, plus tard
tenancière de night-club, et s'affichant pour sa sexualité libérée.
C'est donc tout un spectre de la nature humaine dans ce qu'elle peut
avoir de plus ou moins reluisant qu'elle a été en mesure d'observer qui
se retrouve dans ses livres, et par extension dans le film.
La scène d'ouverture installe une atmosphère froide et clinique, qui
dans un premier temps semble avoir peu de rapport avec l'histoire. Il
s'agit d'une longue séquence de simili cours de criminologie où une
voix-off nous explique toutes les méthodes permettant de récolter les
indices "biologiques" (sang, sperme, cheveux...) afin de confondre un
criminel, tout en nous indiquant les failles possibles. Cette
introduction opaque ne fera sens que bien plus tard. Autre moment choc
de ce début de film, le suicide d'une jeune femme, dépitée par l'abandon
d'un homme avec lequel elle n'a passé qu'une seule nuit. La sœur de la
défunte (Yôko Yamamoto) se met alors en quête de l'homme lui a
funestement brisé le cœur. C'est alors que l'on va adopter le point de
vue de ce dernier, Ichiro Honda (Noboru Nakaya), adepte de la double
vie. Dans sa ville d'Osaka, il est marié à Taneko (Masako Togawa jouant
dans l'adaptation de son livre), fille d'un riche industriel, et
lorsqu'il est en voyage d'affaires, il se mue en séducteur carnassier.
Se faisant passer pour un métisse japonais, il traque les jeunes femmes
esseulées en sachant trouver les mots et attitudes adéquates pour les
entraîner dans son lit, ce après quoi il consigne ses impressions dans
son journal de prédateur. En effet c'est bien d'une chasse qu'il s'agit
dans sa manière d'épier et suivre ses proies, de les amadouer par la
ruse et quelques verres d'alcool, puis de s'inviter chez elle ou à
l'hôtel pour conclure. Ko Nakahira façonne une imagerie surréaliste pour
illustrer des faits tristement ordinaires. Fondus enchaînés sur les
bons mots écrits du journal, effets de surimpressions où se confondent
les silhouettes dénudées des différentes conquêtes de Honda, caméra
subjective adoptant le point de vue de ce dernier lorsqu'il arpente les
trottoirs nocturnes et illuminés en quête de sa prochaine conquête. La
voix-off souligne l'autosatisfaction du personnage, tandis que le
filmage de Nakahira saisit parfaitement les étapes croissantes de
proximités, du bar à la chambre, menant à l'étreinte attendue. Là aussi
le timing du séducteur, entre timidité de façade et assaut torride est
parfaitement dosé par le réalisateur qui équilibre habilement érotisme
et un certain malaise.
Pourtant le dispositif se dérègle lorsque, après le suicide vu en
ouverture, Honda constate dans les journaux que toutes ses anciennes
amantes d'un soir sont assassinées après avoir fait sa rencontre. Dès
lors tous les effets initiaux servent désormais un climat paranoïaque où
Honda remonte la piste morbide de ses conquêtes dans un piège qui
semble irrémédiablement se refermer sur lui. On en vient à se demander
si une victime malheureuse de ses actes se venge sur lui, voire si le
séducteur ne souffre pas de schizophrénie et s'avère être en plus un
serial-killer. L'imagerie de plus en plus hallucinée entretient le
doute, le tombeur perd de sa superbe d'autant que l'on va enfin
découvrir le versant ordinaire de sa vie personnelle qui s'avère
pathétique. Il fait lit à part avec son épouse Tanako depuis la mort
tragique de leur bébé, ce qui explique en partie ses envies d'ailleurs.
Cependant, Nakahira applique la même imagerie angoissante et
cauchemardesque à cette part de la vie de son héros, notamment par un
saisissant flashback dans lequel on découvre le sort du bébé disparu.
Les situations dans lesquelles se retrouvent engoncés Honda sont de plus
en plus surréalistes, faisant douter de ce que l'on voit y compris son
arrestation et procès après lesquels il se retrouve condamné à mort et
subit la vindicte morale publique lorsque ses mœurs seront dévoilées.
C'est à ce moment que le film endosse une nouvelle rupture de ton et de
point de vue. Nous allons désormais suivre l'enquête tout ce qu'il y a
de plus terre à terre de Hatanaka (Kazuo Kitamura), avocat chargé de
défendre Honda. Si la première partie partait de situations banales et
triviales pour glisser vers une imagerie baroque, ce second acte au
contraire va dépeindre des faits réellement extraordinaires à travers
une tonalité tout à fait rationnelle. On ne peut en dire plus sans
dévoiler une machination et un rebondissement final magistralement
amené, mais les explications techniques de l'introduction prennent alors
tout leur sens. Il y a presque un travail d'entomologiste à la Imamura
dans la manière d'explorer des pans moins respectables de la société
nippone dont le monde de la nuit, de dévoiler la libido émancipée des jeunes
japonaises et ainsi contredire la nature de victime entretenue par la
première partie qui ne servait en définitive que le narcissisme d'Honda,
l'aura factice de mâle alpha dans laquelle il se voyait - ce qui rend
le propos plus moderne et féministe que de faire des femmes de simples
victimes.
Cette manière de ramener la mise en scène, les éléments très
concrets du mystère, à quelque chose de soudainement plus réaliste est
une manière d'orienter le thriller jusque-là haletant vers le terrible
drame humain qui se joue. Quand vient l'heure des explications, la
surprise se dispute à la profonde tristesse et un véritable sentiment de
gâchis. Le twist n'a plus rien de jubilatoire mais s'avère un
crève-cœur pour tous les protagonistes, le thriller se mue en mélodrame
poignant. Une grande réussite à laquelle Ko Nakahira donnera plus tard
un remake hongkongais lorsqu'il travaillera pour la Shaw Brothers, Diary of a Lady-Killer (1969).
Sur les plages paradisiaques d'une île grecque, personne
ne remarque Jacqueline. Personne sauf Callie, une guide touristique américaine.
Leur amitié naissante pourrait guérir Jacqueline d'un traumatisme enfoui et lui
permettre d’affronter les fantômes de son passé.
Les deux beaux premiers films d’Antony Chen, Ilo Ilo
(2013) et Wet Season (2020), installaient leurs trames intimistes dans
un cadre socio-culturel rattaché au Singapour natal du réalisateur. Le récent et
magnifique Un hiver à Yanji (2023) marquaient ainsi une rupture
géographique, avec son intrigue se déroulant à la frontière de la Chine et de
la Corée du Sud. Antony Chen y creusait cependant un sillon semblable, celui de
l’observation des petites gens, des communautés exilées, ainsi que du lien
profond pouvant se nouer (ou pas) avec les locaux. L’Echappée participe
à cette nouvelle aspiration nomade du réalisateur, mais cette fois en s’émancipant
totalement de l’Asie pour un récit prenant place en Europe, et plus précisément
en Grèce.
Comme souligné plus haut avec Un hiver à Yanji,
Antony Chen déplace de nouveau ses thèmes de prédilection, cette fois d’un
continent à un autre. Nous ne sommes cependant pas dans la redite, puisqu’au
monde du travail plus (la professeure de Wet Season) ou moins (les
petites mains de Ilo Ilo et Un hiver à Yanji) stable des films
précédents se substitue un dénuement bien plus radical en suivant le destin de
la migrante africaine Jacqueline (Cynthia Erivo). Celle-ci, ayant fuit son
Libéria natal en proie à la guerre civile se retrouve coincée en Grèce. Nous
observons ses déambulations, sa solitude et survie quotidienne dans le cadre
paradisiaque d’une île grecque. Ce décorum somptueux est un constant miroir de
son propre dénuement et Chen s’attarde dans le détail de cette errance
quotidienne. Néanmoins, on ressent une détresse et un sens de la « débrouille »
moins prononcé chez notre héroïne que chez d’autres migrants, comme si la
rudesse de cette survie au jour le jour était nouveau pour elle. Une série de
flashbacks fragmenté nous révèle ainsi son milieu privilégié, sa connaissance
préalable de l’étranger, et la manière dont le tumulte de son pays lui a
arraché les siens.
Antony Chen nous fait ainsi progressivement comprendre que
pour Jacqueline, ce n’est pas uniquement la résolution permanente de son
dénuement matériel qui se joue. Il y a un traumatisme plus grand dont chaque
situation de son quotidien précaire peut-être une réminiscence. Le réalisateur
amène cela subtilement, en se rattachant à tout un rituel pratique ordinaire
qui dans un premier temps ne semble rattaché qu’à combler des besoins primaires,
comme laver ses sous-vêtements. L’expérience traumatisante de Jacqueline l’amène
à être glacée d’effroi dans des situations au premier abord anodine (un autre
migrant cherchant à lui parler en pleine rue), tandis que son éducation semble
lui permettre de donner le change sur sa condition par les mots, mais la trahit
systématiquement par son allure misérable et apeurée.
L’Echappée du titre concerne donc moins cette
condition difficile que les souvenirs sordides qui hantent Jacqueline. On
comprendra qu’elle a d’éventuelles possibilités d’être sauvée grâce à des amis
en Angleterre, mais appeler à l’aide signifie devoir raconter ce qu’elle a
vécu, ce qu’elle a vue et perdu. Antony Chen tisse un premier verni social où l’on
pense Jacqueline trop « fière » pour accepter de l’aide d’où qu’elle
vienne, avant de soulever le verni intime empêchant Jacqueline de s’ouvrir à
autrui. Il faudra, comme dans chaque film d’Antony Chen, une belle rencontre
pour extraire le personnage de la prison mentale qu’il s’est forgé. Ce sera le
cas ici au fil de l’amitié entretenue avec Callie (Alia Shawkat), une Américaine
exilée en Grèce. C’est d’ailleurs un apprivoisement plutôt qu’une rencontre
durant laquelle Jacqueline fuit, suit et jauge cette femme bienveillante.
Après
avoir été la proie et la victime, il lui faut tout ce processus pour redonner
une confiance qu’elle place sous le signe du rituel social (un dîner qu’elle
tient à payer) avant que vienne l’heure des confidences. Ce moment de
confession semble surgir presque physiologiquement de Jacqueline
(symboliquement durant une scène de bain comme si ainsi dévoilée elle pouvait
expulser son mal-être) et révéler pleinement en flashback l’horreur qu’elle a
vécu. Cynthia Erivo ayant porté silencieusement une souffrance pourtant marquée
sur son visage tout au long du film, laisse alors s’exprimer une souffrance
trop longtemps retenue. L’actrice porte totalement le film sur ses épaules. Le
personnage de Callie est malheureusement moins consistant hormis sa
gentillesse, mais dans un sens cela correspond aussi à la distance que
Jacqueline laisse si longtemps entre elle et les autres. Sans atteindre
complètement l’accomplissement de ses films « asiatiques », L’Echappée
est une belle réussite qui rend curieux des autres tentatives internationales d’Antony
Chen, notamment de Secret Daughter produit par Amazon Prime.
Lorsque son gendre vient à lui avec une triste
histoire d'une relation malheureuse et la conviction que toutes les
femmes sont impossibles à aimer, le vieux Sir Humphrey Tavistock le
remet tranquillement sur le droit chemin en lui narrant de vieilles
anecdotes sur ses amours passés
The Truth about women est une œuvre
s'inscrivant pleinement dans la démarche féministe d'une grande part de
la filmographie de Muriel Box. Elle fut une des rares réalisatrices du
cinéma britannique durant les années 50/60, s'imposant à force de
volonté dans ce milieu masculin et condescendant à son égard. Elle a
derrière elle une longue carrière de scénariste, contribuant à quelques
belles réussites où elle met déjà en lumière de beaux personnages
féminin comme The Brothers de David MacDonald (1947) et surtout Le Septième voile
de Compton Bennett (1945), un des grands succès populaires du cinéma
britannique de l'époque (et Oscar du meilleur scénario), produit au sein
du studio Gainsborough.
Elle épouse Sydney Box en 1935 et l'ascension
de ce dernier dans les hautes sphères du cinéma britannique (il
deviendra le président du studio Gainsborough à la fin des années 40
puis fondera sa compagnie London Independent Producers) va contribuer à
assouvir ses ambitions de réalisatrice. Il dirigera 13 films entre 1949
et 1964, sans forcément rencontrer de véritable reconnaissance critique
ou même de bénéficier de solidarité féminine puisque Jean Simmons la
fera remplacer sur le tournage de Si Paris l'avait su (1950) et Kay Kendall tentera sans succès de faire de même pour Simon and Laura
(1955). Après des premiers films adaptés de pièces de théâtre, elle
oriente plus spécifiquement sa filmographie sur des thèmes féministes
comme The Passionate Stranger (1957), Rattle of a Simple Man (1964) et donc The Truth about women.
Le film s'ouvre sur le courroux d'un mari venu chercher son épouse
réfugiée chez ses beaux-parents après une querelle. Le tempérament trop
indépendant de sa femme lui semble impossible à gérer, et il va falloir
une leçon de vie de son beau-père, Humphrey Tavistock (Laurence Harvey),
pour s'apaiser et faire évoluer sa vision du monde. Le film devient
ainsi une sorte de récit à sketches où Tavistock va narrer ses amours
malheureuses passées, chaque histoire constituant une fable et situation
différente sur les entraves imposées aux femmes. Comme tout film à
sketch, c'est très inégal et d'autant plus ici que les histoires les
plus longues sont largement les moins intéressantes. Parmi les ratages
manifeste on peut signaler la seconde histoire où, nommé diplomate en
Turquie, Tavistock tombe amoureux d'une jeune femme vendue en esclave à
un sultant pour son harem.
Les clichés racistes et les dialogues
désobligeants sont légion dans une Turquie arriérée dont l'esthétique
fleure bon le conte des Mille et Une Nuits. Muté à Paris après cette
mésaventure, Tavistock plonge cette fois dans les pires poncifs du
vaudeville avec amant caché sur le balcon, mari jaloux adepte du duel et
femmes vénales (symbolisée par Eva Gabor) se mariant pour l'argent et entretenant ensuite la
bagatelle avec leurs amants. Une belle image de la France et un drôle de
film féministe, se dit-on à ce stade - un autre plus court segment tout
aussi lourd mettra en boite les Américaines.
En revanche dès que l'on s'éloigne de cet "exotisme" rebattu, le film
trouve sa voie. Le sketch d'ouverture montre le long chemin à parcourir
pour Tavistock lorsqu'il tombera amoureux d'Ambrosine (Diane Cilento),
jeune femme moderne vivant seule, adepte de la conduite en voiture
effrénée et suffragette. Tavistock sous le charme ne peut cependant
franchir le pas de ce qu'attends de lui Ambroisine suite à sa demande en
mariage : vivre en union libre un an avant de franchir le pas. Notre
héros n'a que des arguments sociaux et machiste à opposer à cette
demande, refusant d'être entretenu par sa compagne et craignant le
regard des autres quand il devra présenter celle qui vit avec lui sans
être encore son épouse légitime. Ces œillères et des circonstances
malheureuses vont donc les séparer. Plus tard Muriel Box orchestre un
délicieux moment romantique lorsque Humphrey va se trouver coincé dans
un ascenseur avec Helen (Julie Harris) jeune femme peintre en route pour
se marier. L'espace confiné devient un lieu de confidence, de
rapprochement et de coup de foudre saisit avec délicatesse dont les deux
étrangers ressortent amoureux et prêt à se marier. Havelstock ruiné
découvre alors la dévotion faite femme avec une Helen lui offrant des
instants de bonheur dans le plus grand dénuement matériel avant que le
sort vienne de nouveau frapper.
L'ultime sketch est aussi le plus ouvertement engagé, lorsque Humphrey
en couple avec l'infirmière (Mai Zetterling) l'ayant soigné après-guerre voit le mari
dont elle est séparée lui intenter un procès et lui réclamer une somme
indécente pour réparation. Le récit est moderne est captivant, opposant
une vision où la femme est un bien dont on se dispute la propriété et
celle la laissant libre de ses choix de vie, le tout sous le regard
inquisiteur du tribunal et de la société. Dès que Muriel Box traite son
récit sous un angle intimiste, sociétal et plus spécifiquement anglais,
c'est très original, touchant et réussi. Mais les quelques segments
ratés tombent à l'inverse dans le cliché grossier et paradoxalement dans
le machisme. Une qualité qui traverse cependant tout le film est le
brio formel de Muriel Box. Le film est vraiment un régal pour les yeux,
la direction artistique est somptueuse, notamment la partie française
avec son esthétique Belle Epoque et ses superbes compositions de plan.
La campagne anglaise dans la partie "Ambrosine" est là aussi
magnifiquement capturée, le tout dans l'écrin chatoyant de la photo
bariolée de Otto Heller. Très inégal donc mais pas inintéressant.
Sorti en bluray anglais chez StudioCanal et doté de sous-titres anglais
Quatre géologues partent en expédition au cœur des forêts
de Sibérie, à la recherche d'un gisement de diamants. Le petit groupe explore
sans relâche terres et rivières. L'automne arrive et les vivres commencent à
manquer , il leur faut rentrer. Mais au moment du retour, les éléments de
déchaînent et ils doivent affronter les pires difficultés.
Après l’immense succès de Quand passent les cigognes
(1957), La Lettre inachevée en poursuit la veine stylisée et lyrique,
constituant une sorte de chaînon manquant plus méconnu d’une trilogie qui s’achèvera
avec le non moins somptueux Soy Cuba (1964). Le pivot de cette série de
films est la collaboration étroite entre Mikhaïl Kalatozov et son directeur
photo Sergueï Ouroussevski, dont l’approche avant-gardiste et romanesque éleva
Quand passent les cigognes à des hauteurs vertigineuses.
La Lettre inachevée est l’adaptation d’une nouvelle
de Valeri Ossipov, que Kalatozov va refaçonner de manière à prolonger le geste
esthétique de Quand passent les cigognes. La nouvelle s’inscrit en effet
dans une logique de film de propagande, dans un courant appelé la "prose
documentaire" où l’abnégation, l’instinct de survie et le sens du
sacrifice du groupe de géologues célèbrent un haut fait destiné à rendre toute
sa grandeur à l’Union Soviétique. L’incipit écrit du film fonctionne selon
cette logique, mais cet aspect ne demeurera qu’un fil rouge lointain parasité
par la puissance des images. Si le tournage au cœur des forêts et plateau
sibériens est pour l’équipe technique une épreuve comparable à celle traversée
par les personnages, le film s’éloigne de l’approche documentaire que l’on
aurait pu attendre. Plutôt que de faire des repérages en amont de décors
naturels correspondant à la nouvelle puis d’y poser leurs caméras, Kalatozov et
Sergueï Ouroussevski procèdent différemment. Ils vont sous forme de dessins visualiser
les images et séquences que leur inspire le récit, de manière libre et sans
réflexion sur la faisabilité de leurs idées. C’est seulement passé cette étape
que les décors seront choisis, selon leur correspondance à cette vision
préétablie du film.
La première partie du film voyant les quatre géologues
Sabinine (Innokenti Smoktounovski), Tania (Tatiana Samoïlova), Andreï (Vassili
Livanov) et Sergueï (Evgueni Ourbanski) mener et réussir avec courage à mener
leur mission correspond à cahier des charges de propagande. Forts de leur
courage et détermination, ils plient cette nature sauvage à leur volonté pour
parvenir à trouver des gisements de diamants. L’imagerie est glorieuse et
impressionnante dès le sidérant travelling aérien arrière les montrant tout
sourire sur la lande sibérienne désertique, prêt à en découdre. S’ils ne
touchent pas au but immédiatement, la mise en scène se plaît à les voir surplomber
et dominer cet espace dans de somptueuses compositions de plan, puis s’y immerger
afin d’en extraire à tout prix la précieuse manne recherchée. Les fondus
enchaînés où s’entremêlent flammes incandescentes avec les corps et visages des
aventuriers en mouvements, à l’unisson dans l’effort commun, travaillent une
symbolique puissante. Néanmoins dans ce schéma viennent s’intercaler les
questionnements plus intimes du groupe. La lettre que rédige Konstantin
Sabinine à son épouse Vera se baigne d’un lyrisme hypnotique où se croisent le
présent songeur et chargé d’espoir à travers le visage de Sabinine, et par un
nouveau, long et suspendu fondu enchainé le passé avec le souvenir des adieux
du personnage à sa femme. On comprend que Sergueï souffre d’un amour non
réciproque pour une jeune femme que l’on pense lointaine mais qui s’avère être
Tania, dont il observe douloureusement l’harmonie avec Andreï.
Ces maux ne
dévient pas notre groupe de son objectif, même si Kalatozov les entrechoquent
lors d’une scène troublante. Laissés seuls à explorer la terre d’un trou fait
au sol, Tania et Sergueï voient leur promiscuité soudainement prendre une
tension sexuelle inattendue. Le bruit du pilonnage du sol par Sergueï se
poursuit alors que ce dernier à interrompu sa tâche pour regarder Tania avec l’ardeur
d’un désir brûlant, le martèlement étant désormais celui de son cœur qui envahit
la bande sonore. Cela rappelle les prémices de la scène de viol de Quand
passent les cigognes durant le bombardement, mais sans son issue tragique.
Tania parvient à dissuader Sergueï de ses intentions, et peu après débusque
enfin les diamants. Les passions individuelles ne semblent pas avoir prises sur
le grand projet collectif, ce que semble appuyer le réalisateur par un nouveau
moment d’emphase, lorsque Tania et Andreï traversent ivre de joie une nuée d’arbustes
pour annoncer aux autres la grande découverte. Le montage fluide de cette
course éperdue, l’harmonie entre les mouvements de grue et les travellings
majestueux accompagnent ce triomphe total, et affirme la puissance de cet
idéal.
C’est précisément à ce moment que Kalatozov choisit de tout
faire s’écrouler, de laisser la nature reprendre ses droits et de faire muer le
film en un éprouvant récit de survie. La virtuosité filmique sert désormais la
chute de l’Homme face à cette espace indompté, à souligner sa petitesse dans ce
grand ensemble. La cavalcade héroïque et kamikaze de Sergueï parmi les flammes
sidère, à la fois pas la folie désespérée du personnage, mais aussi celle de l’équipe
du film semblant avoir pris tous les risques – Ouroussevski ayant malgré sa
tenue ignifugée prit feu pendant la prise, se plaindra que son plan soit gâché
par les tapes reçues pour l’éteindre. Il est captivant de constater le
contraste faisant que pour souligner la dominance de la nature sur les
personnages, Kalatozov use d’artifices rendant ce cadre de plus en plus stylisé
et irréel. Les ravages d’un incendie font par moment basculer l’esthétique dans
le conte, avec ces silhouettes en ombres chinoises encerclées de branches
calcinées. Ces mêmes silhouettes se dessinent minuscules dans le lointain
durant les pénibles avancées dans des plans d’ensemble frisant l’abstraction.
On a parfois le sentiment de se trouver sur une autre planète face à l’âpreté
insaisissable et la démesure des paysages. Les caprices des éléments
emprisonnent les protagonistes par leur bascule soudaine (la neige et l’hiver
se manifestant en une nuit, un blizzard à la griffure palpable), et les rares
accalmies ne les en laissent pas moins exsangues face à un horizon hostile et
sans fin, désespérément désert.
Les tourments étouffés par la cause commune dans la première
partie seront ceux qui décimeront le groupe dans la seconde. Le « sacrifice »
de Sergueï masque sans doute un suicide inavoué face à un amour inaccessible, le
sacrifice d’Andreï est tout aussi ambigu, entre volonté de sauver la mission,
ne pas être un fardeau pour les survivants et plus particulièrement Tania.
Cette dernière sans son homme perd peu à peu de sa volonté de vivre et s’éteint
sous les froids polaires. Finalement tous les disparus ont perdu concrètement
ou symboliquement l’objet de leur affection dans le cadre de cette odyssée, et
le seul qui s’accroche avec rage est celui dont l’aimée l’attend au-delà de ces
steppes infernales. On renoue en définitive avec l’espérance ardente et
irrationnelle des retrouvailles tout comme dans Quand passent les cigognes.
C'est à cela qu'il faut s'accrocher quand l'esprit perd pied et fait surgir l'illusion d'un futur dont on ne sera plus - magnifique séquence onirique où Konstanine entrevoit "Diamantville" conçue grâce à sa carte. La nature sans rien perdre de sa brutalité reprend donc peu à peu des contours
naturalistes pour suivre l’ultime marche solitaire de Konstantin, Kalatozov
nous réservant encore son lot d’images proprement stupéfiantes comme les plans
larges de traversée du fleuve où l’on constate qu’elle est bel et bien
effectuée par l’acteur.
Les quasi un an de tournage se ressentent bien à l’écran,
tout en incitant à la stupéfaction tant le Kalatozov évite à chaque instant le « confort »
d’un filmage sur le vif pour toujours concevoir des séquences extrêmement
élaborées – et parfois improvisée, l’équivalent d’une grue de filmage fut fabriqué
sur place pour le fameux plan d’ensemble sur le fleuve, ainsi que la séquence
finale. La Lettre inachevée transcende à la fois la commande
propagandiste, et le risque de démonstration technique, pour ne devenir qu’un
récit acharné d’amour et de survie, avec en point d’orgue et récompense les
yeux de Konstantine à bout de forces qui s’ouvrent. Il est bien vivant.