Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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samedi 5 mars 2016

Providence - Alain Resnais (1977)

À la veille de son soixante-dix-huitième anniversaire, auquel il a convié ses fils Kevin (David Warner) et Claud (Dirk Bogarde), ainsi que Sonia (Ellen Burstyn), l’épouse de ce dernier, l’écrivain à succès Clive Langham (John Gielgud) se confronte l’espace d’une nuit à quelques-uns des points les plus interrogeant de sa longue existence. L’âge, mais aussi la maladie, rendant la mort de plus en plus proche, le romancier en vient ainsi à procéder à une manière d’examen de conscience.

Providence est la poursuite des expérimentations narratives au cœur des classiques Hiroshima mon amour (1959), L’Année dernière à Marienbad ou encore Je t’aime, je t’aime (1968). Pour chacune de ses œuvres, Resnais avait fait appel à un écrivain emblématique et apte à concevoir une narration novatrice en lien avec les thématiques explorées : Marguerite Duras pour le voyage dans les souvenirs et regrets d’Hiroshima mon amour, Alain Robbe-Grillet prolongeant les expérimentations du Nouveau Roman dans le labyrinthe mental de L’Année dernière à Marienbad et le maître SF Jacques Sternberg pour l’odyssée au cœur de la mémoire de Je t’aime, je t’aime. Pour Providence, il fait cette fois appel à l’auteur anglais David Mercer dont le cinéphile a pu constater l’art du décalage et de la rupture de ton dans la romance farfelue et tragique de Morgan (1966) de Karel Reisz. Resnais va une fois de plus aborder la narration sous un angle inédit en tentant de traduire à l’écran le processus de création littéraire.

Dans un premier temps le scénario déroule ainsi le flux créatif de l’écrivain Clive Langham (John Gielgud), faisant de ses fils Claud (Dirk Bogarde), Kevin (David Warner) et sa belle-fille Sonia (Ellen Burstyn) les pantins d’un récit surréaliste. La narration tisse le fil d’un récit à la cohérence ténue où plus qu’une trame construite se dégage surtout un relent de rancœur, de regret et d’incompréhension. Resnais nous fait tout d’abord partager la toute-puissance du créateur, puisque hormis quelques inserts d’un Clive chancelant et imbibé d’alcool l’histoire se déroule de manière relativement linéaire si ce n’est les commentaires cinglants de l’auteur en voix-off. Les hésitations et la pensée qui divague de l’écrivain donnent lieu à des transitions inattendues où des protagonistes surgissent en plein cœur d’une scène où ils n’ont rien à faire (le frère footballeur qui se fait envahissant) et où l’auteur revoit sa copie en faisant reprendre la scène depuis le début ou en la poursuivant dans un autre lieu. 

Le décor stylisé et baroque de Jacques Saulnier est autant une illustration de l’espace mental figuré (où même dans un semblant de redite l’attention retiendra un savant changement d’un élément de décor qui change toute la perception) qu’une exploration d’un imaginaire dépassant cette seule approche psychologique. Le titre du film (qui est aussi celui du domaine de Clive) annonce la couleur puisqu’il s’agit de la ville de H.P. Lovecraft. En bon friand de fantastique, Alain Resnais place des hommages au romancier (la créature monstrueuse qui s’ignore au début rappellera notamment la nouvelle Je suis d'ailleurs) mais aussi au genre avec des atmosphères lorgnant sur les classiques Universal comme Le Loup-Garou (1941) de George Waggner, ses château et cryptes gothique en forêt.

Tous ces élément semblent émerger du bouillonnement de l’imagination de Clive mais peu à peu la dimension ludique s’estompe pour dévoiler un esprit plus torturé. Les réminiscences issues d’un passé douloureux se renforcent, répétant une même culpabilité à travers les paroles de protagonistes ayant toujours un double rôle (Elaine Stritch et Ellen Burtyn représentant deux visages de l’épouse bafouée et suicidé, Dirk Bogarde fils incompris mais aussi double manipulateur et ironique de son père) et qui de marionnettes du narrateur passent peu à peu au reflet de ses failles affectives. Dès lors tout le jeu sur les redites, les transitions et hommages n’a plus pour but que de renvoyer Clive à ses manques, comme si son imagination se retournait contre lui. Après avoir été jusqu’au bout du cauchemar, la réalité reprend ses droit dans la dernière partie où Clive reçoit sa famille pour son soixante-dix-huitième anniversaire. 

L’atmosphère ténébreuse et oppressante laisse place à un cadre ensoleillé où au fil de la conversation la comédie de la fiction se rejoue dans le réel avec le cynisme de Clive se heurtant à la bienveillance de sa famille et plus particulièrement du fils mal-aimé Dirk Bogarde. La distance au monde qui aura nourri sa créativité l’a aussi éloigné des siens, le portrait monstrueux qu’il en aura fait dans la fiction reflétant plus sa propre froideur que la leur. Une belle manière pour Resnais de nous dire à quel point un auteur parle avant tout de lui-même dans toutes ses tentatives et le réalisateur se réinvente en accentuant une certaine théâtralité qui sera au cœur de ses œuvres à venir. Après au vu de l’émotion assez amère ressentie au final, on peut éventuellement préférer certaines de ses tentatives précédentes même si Providence sera un de ses films les plus salués avec pas moins de sept Césars.

Sorti en dvd zone 2 français chez Jupiter 

6 commentaires:

  1. " L’atmosphère ténébreuse et oppressante laisse place à un cadre ensoleillé où au fil de la conversation la comédie de la fiction se rejoue dans le réel avec le cynisme de Clive se heurtant à la bienveillance de sa famille et plus particulièrement du fils mal-aimé Dirk Bogarde. La distance au monde qui aura nourri sa créativité l’a aussi éloigné des siens, le portrait monstrueux qu’il en aura fait dans la fiction reflétant plus sa propre froideur que la leur. "



    C'est très vrai ce que tu dis sur la personnalité de Clive, c'est lui le manipulateur, l'écrivain, le maître des marionnettes ... mais il intègre aussi, car elles le submergent, l'émotion et la culpabilité (la mort de sa femme), le détachement cruel (il est atroce avec sa maîtresse quand celle-ci lui annonce son cancer), il y a tellement d'interactions de situations (qui varient selon les délires éthyliques du maître de maison), certaines réellement vécues par Clive, mais qui font sens quand même, qu'il ne faut pas obligatoirement chercher à interpréter dans une situation générale, car c'est un agencement issu de l'imaginaire d'un écrivain (saoul). Le contraste avec la réalité des personnages en est d'autant plus grand puisqu'ils apparaissent tous très sereins, venus fêter l'anniversaire de leur père.

    Les déplacements d'objets ou de décors ajoutent la touche surréelle et ludique, c'est Resnais qui joue avec nous.

    C'est de plus avec Providence que j'ai découvert les acteurs John Gielgud et David Warner, ce film, son atmosphère, fut un grand moment, il est tatoué sur mon disque dur.

    Nous l'accompagnons jusqu'à sa mort qui se fait proche, il a eu un sursaut vers la vie, et nous l'a transmit. Et qu'est-ce que la vie sans l'imagination ?? Pas grand chose.
    Je trouve la copie de Jupiter tirant trop sur le jaune, et c'est presque impossible à régler ...mais je ne vais pas encore râler (smiling smiley) Ah j'oubliais, merci pour cette super critique Justin !!

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  2. Oui l'imagination semble autant motif d'exaltation que d'isolement on navigue tout le film entre jubilation et consternation pour la personnalite en ebulition de Clive. Si tu aimes David Warner il faut vraiment voir Morgan adapte de David Mercer justement il est extraordinaire dedans

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    1. Oui j'ai vu MORGAN, David y interprète un personnage lunaire loin des super méchants (jouissifs) qui le caractériseront par la suite.
      Il est aussi très bien dans l'un des segments du film horror british, From Beyond the Grave, et puis le méchant maléfique dans Bandits Bandits, le photographe dans The Omen...
      Un grand, de la taille d'un Sutherland ou un Geoffrey Rush !!

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  3. ...et n'oublions pas le méchant Blifil dans le toujours savoureux TOM JONES, David Warner n'a que 22 ans lorsqu'il interprète ce personnage.

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  4. ...et le pasteur dans Un nommé "Cable Hogue" de Peckinpah, génial !!
    Bon, j'arrête là.

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  5. Sinon je trouve bien dommage que personne n'ai pensé à l'interviewer au sujet du film Providence, c'est l'un des derniers encore vivants à avoir participé à ce film, j'ai même écrit au site qui lui est dédié, mais je n'ai pas eu de réponse.

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