Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 19 juin 2017

La Barrière de chair - Nikutai no mon, Seijun Suzuki (1964)


Le Japon de l'après-guerre. Le pays est dévasté et le marché noir est roi. Cinq prostituées, Sen, Mino, Roku, Mashito et Maya, jurent de n'avoir aucune relation sexuelle, sauf avec leurs clients. Mais l'une d'elles, Mashito, ne tient pas sa promesse. Elle est alors torturée par les autres jeunes femmes. Survient un homme qui, pour avoir tenté d'assassiner un soldat américain, est poursuivi par la police...

Dans sa grande série de film réalisé au sein de la Nikkatsu, La Barrière de la chair est une œuvre qui permet à Seijun Suzuki de sortir du carcan du film de yakuza. Tout comme il avait bousculé ce genre de son iconoclasme narratif et formel, Suzuki malmène la tradition du mélodrame au féminin japonais en signant une sorte d’antithèse à Rue de la honte de Kenji Mizoguchi (1956) dont on pourrait le rapprocher au vu du sujet. Ce côté transgressif se ressent dans la relecture qu’il fait du roman de Taijiro Taruma adapté une première fois par Masahiro Makino en 1948 (et justement dans ce classicisme au féminin) où il apporte des éléments novateur. Par son érotisme appuyé et son atmosphère moite, le film anticipe le lucratif virage vers le « roman porno » de la Nikkatsu à la fin de la décennie. Parallèlement, le film se nourrit du contexte politique explosif du Japon sous occupation américaine d’après-guerre avec un égal ressentiment pour le « colon » que pour l’acceptation japonaise de la situation. Suzuki s’avère ainsi contemporain des ruades d’un Shohei Imamura qui a signé un rageur Cochons et cuirassés (1961) au sein de cette même Nikkatsu. Suzuki est bien sûr nettement moins politisé qu’Imamura et les autres acteurs de la Nouvelle Vague japonaise comme Oshima, mais son passé (enrôlé de force dans l’armée japonaise en 1943, ayant frôlé la mort durant les bombardements et subits toutes sortes de privations) l’anime d’une rage et d’un ressentiment qui se ressentent largement dans le film.

Durant l’immédiat après-guerre, le récit dépeint ainsi un Japon sous le joug américain à travers un quartier populaire où les hommes font figure de main d’œuvre ou de bras armé sous contrôle (les yakuzas) et les femmes sont pourvoyeuses de plaisir pour les GI. Cinq prostituées, Sen (Satoko Kasai), Mino (Kayo Matsuo), Roku (Tamiko Ishii), Machiko (Misako Tominaga) et la jeune Maya (Yumiko Nogawa) affrontent la situation de manière ambiguë. Toutes ont perdues un être masculin cher dans le conflit (frère, époux ou amant), l’homme japonais ne représente plus que cette image brutale et servile en partie symbolisée par les yakuzas. Désormais il ne s’agira pour elles que de les exploiter par leur corps, le paradoxe (dominer l’autre tout en s’offrant à lui) étant résolu en ne couchant jamais gratuitement - et jamais avec un américain -, l’union charnelle ne se mélangeant ainsi jamais aux sentiments. Quiconque transgressera la règle, retournant alors au statut de faible femme, se verra sévèrement châtiée par ses camarades. La première partie du film les suit ainsi arpentant fières et indépendantes les rues, sans la protection d’un mac et vivant ensemble dans une farouche attitude clanique. Suzuki a bénéficié de plus de moyens que d’ordinaire et s’attarde dans un premier temps sur une rigoureuse reconstitution. 

La stylisation réside au départ dans les couleurs des tenues des héroïnes, participant à une caractérisation simple où se détache néanmoins la domination de la meneuse Sen toute de rouge vêtues, l’innocence et la jeunesse de Maya en vert ou encore l’élégance de Machiko seule à arborer le kimono traditionnel. C’est par elle que l’on devine les dysfonctionnements à venir. Ayant perdue son époux au front, elle est la seule à avoir goûté au plaisir charnel par amour et prolonge ce type de lien avec un client auquel elle est attachée. Le personnage apparaît ainsi à la fois comme passéiste au regard de la modernité agressive de ses congénères, mais finalement plus épanouie et sincère. La férocité des punitions est à la mesure du ressentiment envers celle ayant gouté une extase que les autres ne pourront que rêver.

Lorsque Shin (Joe Shishido), ancien soldat et fugitif va investir leur antre, les émotions étouffées de chacune vont ressurgir. Suzuki pourvoit Shin des atours idéaux de virilité : il est en fuite pour avoir poignardé un de ces détesté GI et ne paraît nullement intimidé par la hargne des jeunes femmes à laquelle il répond avec une brutalité verbale et physique qui en font un « homme », un vrai. L’allure intimidante et le charisme de Joe Shishido contribue à imposer le personnage, Suzuki promenant sa caméra sur son corps musclé et les stigmates de la guerre qui le jonche. L’acteur offre une composition subtile où sous la testostérone toute puissante (cette séquence où il dépèce un bœuf comme un rien) il laisse voir le traumatisme du conflit en lui. On pense à cette très belle scène où la tête cachée par le drapeau japonais on devine des sanglots qu’il surmonte en se perdant dans l’alcool et l’attitude festive. Le choix de l’inhumanité comme remède au désespoir est finalement le même dilemme chez les prostituées déchirées entre leur attitude farouche et le désir de s’offrir toute entière à cet homme. 

 
 
La frustration et la schizophrénie s’expriment ainsi dans la mise en scène de Suzuki qui retrouve son inventivité pour révéler les tourments intérieurs de chacun. Le réel s’estompe pour baigner les héroïnes dans une rêverie amoureuse frustrante (ces arrière-plans saturant les couleurs associées à chaque personnage), pour signifier l’impuissance d’un quelconque ordre moral (là encore un arrière-plan avec le simple dessin d’une église quand Maya défroquera son bienfaiteur ecclésiastique) et transforme la demeure en nid suintant de désirs refoulés. Le filmage des scènes érotiques participent à cela, les fondus enchaînés et incrustation amenant la dimension psychanalytique trouble (le souvenir de son frère amenant Maya au désir pour Shin). Les corps nus et moites s’exposent et se dissimulent dans de magnifiques jeux d’ombres de la photo de Shigeyoshi Mine, les couleurs saturent et explosent avec cette frustration. Les caresses tant espérées s’avèrent tour à tour concrètes, rêvées où simplement espérées dans un gros plan insistant sur le visage déformé de Maya. 

Lorsque l’assouvissement physique laisse espérer un futur fait de sentiments plus nobles, c’est toute la rancœur, la jalousie et cette vraie solitude qui peuvent ressurgir et tout emporter. La conclusion brutale et sans espoir est magistrale, et amorce un cycle poursuivi par Suzuki dans Histoire d’un prostituée où il adapte  nouveau Taijiro Taruma.

Sorti en bluray et dvd zone 2 chez Elephant Films

 

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