Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

mercredi 24 avril 2024

Fair Game - Mario Andreacchio (1986)


 Dans le sud de l’Australie, Jessica (Cassandra Delaney) s’occupe d’une réserve naturelle dans le bush avec son mari Ted. Cependant ce dernier est absent et la jeune femme va vite être confrontée - sur la route d’abord - à trois chasseurs de kangourous qui ont décidé de faire d’elle une nouvelle proie...

Fair Game est un film qui marque les quasis derniers feux de la Ozploitation, tout un courant de cinéma d’exploitation ayant marqué les esprits à l’orée des années 70/80. Dans ce statut de stade terminal de ce mouvement, la vision de Fair Game ravive le souvenir de nombre de films cultes mais sans en avoir la profondeur. Une tumultueuse poursuite routière en ouverture rappelle ainsi le rapport à la route et à la voiture chaotique inhérent à la société australienne, mais sans réellement en être un instantané comme le fut Mad Max de George Miller (1979). La barbarie, le machisme et la soif de sang des autochtones notamment durant les chasses au kangourou font figure de péripétie ou de gimmick, sans avoir la dimension anthropologique de Wake in fright de Ted Kotcheff (1971). L’immensité et la beauté des paysages de l’outback n’ont pas ici la mystique et le sens de l’Histoire de Walkabout de Nicolas Roeg (1971). En définitive, Fair Game est un digest visuel visant avant tout l’efficacité, que l’ont peut associer à un autre succès local récent comme le Razorback de Russel Mulcahy (1984).

S’il n’y a donc absolument aucune surprise à attendre pour le connaisseur d’Ozploitation, Fair Game s’avère en tout cas un survival d’une redoutable efficacité. Avec cinq fois moins de budget qu’un Mad Max 2 (1981) ou Razorback justement, le résultat est particulièrement impressionnant. L’histoire revient en quelque sorte à »l’os » de nombreux films d’Ozploitation, avec ici l’opposition entre Jessica (Cassandra Delaney), jeune femme en charge d’une éserve naturel dans le bush, et trois chasseurs rustres et machistes bien décidés à punir son franc parler à leur égard. Tout le film n’est qu’une longue escalade d’invectives, d’intimidation et d’agression conduisant à un combat féroce entre la belle et les trois péquenauds. Rien de plus, rien de moins mais porté par une exécution remarquable.

Les paysages et leur horizon à perte de vue symbolisent une zone de non-droit où domine la loi du plus fort, un terrain de jeu pour les chasseurs et une prison à ciel ouvert aux cachettes limitées pour Jessica. Quand elle arpente ce décorum, les courses verticales en font une cible à portée de fusil de ses assaillants dans le travail sur la profondeur de champs, et un jouet avec lequel on s’amuse quand elle fuit la monstrueuse camionnette cette fois dans la largeur horizontale du cadre. Les rares scènes d’intérieur ou du moins les rares moments de promiscuité physique entre poursuivants et poursuivie laisse planer le spectre du voyeurisme (la photo dénudée prise à l’insu de Jessica) et du désir sexuel, même si étonnamment le film ne s’aventure pas plus loin dans ce registre crapoteux. Il s’agit de mettre au pas et d’humilier cette femme, mais autant pour son sexe que pour son statut d’autorité citadine et réfléchie voulant les freiner dans leurs habitudes barbares et décérébrées.

Qualifier le film de féministe serait un bien grand mot, mais en tout cas l’interprétation intense et le charisme de Cassandra Delauney en font une figure attachante et authentique pour lequel on s’émeut. Tout comme les façons brutales des chasseurs vont en graduant, Jessica passe de la victime apeurée à l’amazone farouche bien décidée à se défendre. Le film travaille une sorte inquiétante étrangeté dans la fascination qu’exerce le paysage, passant de sauvage à surréaliste grâce à la somptueuse photo de Andrew Lesnie (qui allait faire un sacré chemin puisque bien plus tard il officiera sur la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson), notamment d’incroyables séquences nocturnes.  Les cascades sont assurées par Glenn Boswell, qui après avoir officié sur Mad Max 2 et Razorback allait briller à Hollywood notamment sur Matrix Reloaded et Matrix Revolutions

Les chorégraphies se plient ici à l’esprit bas du front des chasseurs, tout à leur volonté de destruction de l’espace civilisé que s’est façonné Jessica dans l’outback, mais aussi de la briser mentalement lorsqu’il vont l’attacher à demi-nue sur le part-choc de leur 4x4 et l’humilier en la traînant ainsi à toute allure. Mario Andreacchio trouve constamment les angles les plus dynamiques pour mettre en valeur ce chaos, puis iconiser Jessica lorsqu’elle se rebiffera sévèrement lors du climax. Le découpage est très efficace, laisse longuement se dérouler les séquences les plus ravageuses (la destruction de la maison, le toit qui s’écroule avec un chasse s’en écartant à la dernière minute) ou alors laisser exploser la violence de façon expéditive.

Fair Game se fait donc l’héritier d’une certaine tradition, et même sans égaler les œuvres qui l’ont précédé, s’avère un point final satisfaisant de ce mouvement. Le film ne rencontrera pas son public en Australie mais deviendra culte à l’international, l’ultime succès sous cette forme de l’Ozploitation puisque l’évolution des financements locaux condamneront ce type de films au marché vidéo – même si des réminiscences très réussie feront surface dans les années 2000 comme Wolf Creek de Greg McLean (2005).

Sorti en bluray français chez Le Chat qui fume

mardi 23 avril 2024

Les Criminels - The Criminal, Joseph Losey (1960)


 Johnny Bannion a passé ses trois dernières années de prison à mettre au point le plus gros vol de sa carrière. A sa sortie de prison, il met son plan à exécution. Il enterre l'argent dans un champ, mais il est arrêté avant qu'il ait pu révéler la cachette à ses complices. Ceux-ci s'empressent de le tirer de sa prison, mais ils commettent l'erreur fatale de le tuer avant qu'il ait pu leur révéler son secret...

Le renouveau de Joseph Losey dans les premières années de son exil anglais (après avoir fuit les Etats-Unis où il fut blacklisté dans le cadre du Maccarthysme) passera grandement par le film noir.  C’est dans ce genre qu’il signe plusieurs grandes réussites qui renforcent son statut sur sa terre d’accueil avec La Bête s’éveille (1954), Temps sans pitié (1957) et L'Enquête de l'inspecteur Morgan (1959). Les deux derniers vont rencontrer une certaine reconnaissance publique et critique qui va permettre au réalisateur d’orienter sa carrière vers d’autres voies à partir de Eva (1962) qui lance sa grande période des années 60. Les Criminels sera donc son dernier polar avant ce virage, notamment grâce à Stanley Baker avec lequel il avait travaillé sur L'Enquête de l'inspecteur Morgan

Le postulat a tout du film de casse classique, mais Losey déplace ou escamote les moments attendus de ce type de récit pour explorer une autre voie. Le film évoque en effet une certaine mue du monde criminel d’une relative « fraternité » des petites mains vers un capitalisme carnassier où ces dernières ne s’avèrent plus qu’un rouage périssable d’un grand ensemble. Cette bascule s’observera à travers Johnny Bannion (Stanley Baker), truand s’apprêtant à sortir de prison et ayant déjà son prochain coup en vue. La longue introduction en prison montre une hiérarchie carcérale et donc criminelle fonctionnant sur la notion de dure à cuire, ce qu’est assurément Bannion. 

On l’observe tenir tête à Barrows (Patrick Magee) le gardien-chef, et décider quasiment à lui seul du sort d’un nouveau prisonnier détesté qui finira tabassé sur ses instructions implicites. La silhouette massive de Stanley Baker et ses airs goguenard installent ainsi cette personnalité hors-normes, même si dans la prison comme à l’extérieur, on comprendre que d’autres plus discrets disposent du véritable pouvoir. Le nom d’un certain Saffron circule donc avant la sortie de Bannion, qui devra lui donner un pourcentage de son futur coup, et à l’extérieur le plus voyant Carter (Sam Wanamaker) s’avérera le grand argentier du futur braquage et lui aussi amené à en toucher sa part.

Sous ses airs fiers, Bannion est finalement un exécutant, un « ouvrier » qui se salit les mains aux profits « d’actionnaires » du crime attendant leurs dividendes sans prendre le moindre risque. Ces nantis opèrent et attendent silencieusement dans l’ombre tandis que l’orgueil et la désinvolture du « pauvre » vont perdre Bannion, trahit par une ancienne compagne blessée (Jill Bennett). La fatalité propre au film noir n’a donc pas ici sa place, tout comme le morceau de bravoure du casse que Losey ne prend pas la peine de montrer – et s’éviter la comparaison avec les fleurons récents du genre comme Quand la ville dort de John Huston (1950), L’Ultime razzia de Stanley Kubrick (1956) ou Le Coup de l’escalier de Robert Wise (1959). 

Alors que la première partie en prison montrait un relatif esprit de camaraderie dominé par Bannion dans le filmage de Losey (humour, figure pittoresque, longues scènes de groupe), le retour derrière les barreaux de notre héros change la donne. N’ayant pas payé son tribu (le butin ayant été caché avant son arrestation), Bannion n’est plus ce mâle alpha intimidant, mais un employé sommé de rendre des comptes. Le vrai maître Saffron (Grégoire Aslan) le convoque alors et l’allure chétive du boss face à Bannion n’a aucune valeur, les cordons de la bourse tenu par Saffron prennent le pas sur la seule force physique de notre héros.

Le scénario réserve encore quelques coups d’éclats à Bannion (la correction infligée à des codétenus supposés le mater, l’évasion et la poursuite finale) sa seule hargne est impuissante face à la toile d’araignée d’un monde criminel capitaliste. La dernière partie est une longue fuite en avant dont on devine aisément l’issue, la seule victoire de Bannion étant d’emporter le secret de la planque du butin, mais à quel prix. Joseph Losey équilibre ainsi habilement l’étude mœurs et le polar, annoncé par le titre original plaçant The Criminal au singulier comme pour marquer l’isolement de Bannion, mais le titres français au pluriel est bien vu aussi en noyant justement son protagoniste dans un ensemble où il ne peut plus se distinguer. 

Sorti en bluray français chez StudioCanal

dimanche 21 avril 2024

Hunter's Diary - Ryojin nikki, Ko Nakahira (1964)


 Ichirô Honda, marié à la fille d’un grand indus­triel, mène une dou­ble vie. Grand séduc­teur, il consi­gne dans un jour­nal ses ren­contres à répé­ti­tion. Un jour, il apprend par les jour­naux qu’une de ses ancien­nes conquê­tes, Keiko Obana, s’est sui­ci­dée. L’affaire est clas­sée sans suite par la police. Quelques jours après, le meur­tre d’une autre « proie » de Honda fait la une des jour­naux. Ce der­nier ne se sent pas concerné et pour­suit ses par­ties de chasse galan­tes. Entre-temps, la sœur de Keiko a décidé d’enquê­ter seule sur les cir­cons­tan­ces du drame. Elle finit par appren­dre l’exis­tence de Honda…

Hunter's Diary est la première adaptation cinématographique d'un roman de Masako Togawa, un des grands talents émergents de la littérature policière japonaise au début des années 60. Dès son premier roman Le Passe-partout publié en 1961 (et tout récemment édité en France pour la première fois), elle fait montre d'un talent remarquable pour dresser des portraits féminins marquant et tisser des récits de machinations à la construction diabolique. Le Passe-partout remporte le prestigieux prix Edogawa Ranpo en 1962, avant d'être suivi par un succès plus grand encore de son second roman Ryōjin nikki publié en 1963 et qui va donc avoir les honneurs du grand écran avec Hunter's Diary. En plus de son talent littéraire, Makoto Togawa est une grande figure des nuits japonaises, ayant été chanteuse de cabaret, plus tard tenancière de night-club, et s'affichant pour sa sexualité libérée. C'est donc tout un spectre de la nature humaine dans ce qu'elle peut avoir de plus ou moins reluisant qu'elle a été en mesure d'observer qui se retrouve dans ses livres, et par extension dans le film.

La scène d'ouverture installe une atmosphère froide et clinique, qui dans un premier temps semble avoir peu de rapport avec l'histoire. Il s'agit d'une longue séquence de simili cours de criminologie où une voix-off nous explique toutes les méthodes permettant de récolter les indices "biologiques" (sang, sperme, cheveux...) afin de confondre un criminel, tout en nous indiquant les failles possibles. Cette introduction opaque ne fera sens que bien plus tard. Autre moment choc de ce début de film, le suicide d'une jeune femme, dépitée par l'abandon d'un homme avec lequel elle n'a passé qu'une seule nuit. La sœur de la défunte (Yôko Yamamoto) se met alors en quête de l'homme lui a funestement brisé le cœur. C'est alors que l'on va adopter le point de vue de ce dernier, Ichiro Honda (Noboru Nakaya), adepte de la double vie. Dans sa ville d'Osaka, il est marié à Taneko (Masako Togawa jouant dans l'adaptation de son livre), fille d'un riche industriel, et lorsqu'il est en voyage d'affaires, il se mue en séducteur carnassier. 

Se faisant passer pour un métisse japonais, il traque les jeunes femmes esseulées en sachant trouver les mots et attitudes adéquates pour les entraîner dans son lit, ce après quoi il consigne ses impressions dans son journal de prédateur. En effet c'est bien d'une chasse qu'il s'agit dans sa manière d'épier et suivre ses proies, de les amadouer par la ruse et quelques verres d'alcool, puis de s'inviter chez elle ou à l'hôtel pour conclure. Ko Nakahira façonne une imagerie surréaliste pour illustrer des faits tristement ordinaires. Fondus enchaînés sur les bons mots écrits du journal, effets de surimpressions où se confondent les silhouettes dénudées des différentes conquêtes de Honda, caméra subjective adoptant le point de vue de ce dernier lorsqu'il arpente les trottoirs nocturnes et illuminés en quête de sa prochaine conquête. La voix-off souligne l'autosatisfaction du personnage, tandis que le filmage de Nakahira saisit parfaitement les étapes croissantes de proximités, du bar à la chambre, menant à l'étreinte attendue. Là aussi le timing du séducteur, entre timidité de façade et assaut torride est parfaitement dosé par le réalisateur qui équilibre habilement érotisme et un certain malaise.

Pourtant le dispositif se dérègle lorsque, après le suicide vu en ouverture, Honda constate dans les journaux que toutes ses anciennes amantes d'un soir sont assassinées après avoir fait sa rencontre. Dès lors tous les effets initiaux servent désormais un climat paranoïaque où Honda remonte la piste morbide de ses conquêtes dans un piège qui semble irrémédiablement se refermer sur lui. On en vient à se demander si une victime malheureuse de ses actes se venge sur lui, voire si le séducteur ne souffre pas de schizophrénie et s'avère être en plus un serial-killer. L'imagerie de plus en plus hallucinée entretient le doute, le tombeur perd de sa superbe d'autant que l'on va enfin découvrir le versant ordinaire de sa vie personnelle qui s'avère pathétique. Il fait lit à part avec son épouse Tanako depuis la mort tragique de leur bébé, ce qui explique en partie ses envies d'ailleurs. Cependant, Nakahira applique la même imagerie angoissante et cauchemardesque à cette part de la vie de son héros, notamment par un saisissant flashback dans lequel on découvre le sort du bébé disparu. Les situations dans lesquelles se retrouvent engoncés Honda sont de plus en plus surréalistes, faisant douter de ce que l'on voit y compris son arrestation et procès après lesquels il se retrouve condamné à mort et subit la vindicte morale publique lorsque ses mœurs seront dévoilées. 

C'est à ce moment que le film endosse une nouvelle rupture de ton et de point de vue. Nous allons désormais suivre l'enquête tout ce qu'il y a de plus terre à terre de Hatanaka (Kazuo Kitamura), avocat chargé de défendre Honda. Si la première partie partait de situations banales et triviales pour glisser vers une imagerie baroque, ce second acte au contraire va dépeindre des faits réellement extraordinaires à travers une tonalité tout à fait rationnelle. On ne peut en dire plus sans dévoiler une machination et un rebondissement final magistralement amené, mais les explications techniques de l'introduction prennent alors tout leur sens. Il y a presque un travail d'entomologiste à la Imamura dans la manière d'explorer des pans moins respectables de la société nippone dont le monde de la nuit, de dévoiler la libido émancipée des jeunes japonaises et ainsi contredire la nature de victime entretenue par la première partie qui ne servait en définitive que le narcissisme d'Honda, l'aura factice de mâle alpha dans laquelle il se voyait - ce qui rend le propos plus moderne et féministe que de faire des femmes de simples victimes. 

Cette manière de ramener la mise en scène, les éléments très concrets du mystère, à quelque chose de soudainement plus réaliste est une manière d'orienter le thriller jusque-là haletant vers le terrible drame humain qui se joue. Quand vient l'heure des explications, la surprise se dispute à la profonde tristesse et un véritable sentiment de gâchis. Le twist n'a plus rien de jubilatoire mais s'avère un crève-cœur pour tous les protagonistes, le thriller se mue en mélodrame poignant. Une grande réussite à laquelle Ko Nakahira donnera plus tard un remake hongkongais lorsqu'il travaillera pour la Shaw Brothers, Diary of a Lady-Killer (1969).

Sorti en bluray japonais

samedi 20 avril 2024

L'Echappée - Drift, Antony Chen (2024)


 Sur les plages paradisiaques d'une île grecque, personne ne remarque Jacqueline. Personne sauf Callie, une guide touristique américaine. Leur amitié naissante pourrait guérir Jacqueline d'un traumatisme enfoui et lui permettre d’affronter les fantômes de son passé.

Les deux beaux premiers films d’Antony Chen, Ilo Ilo (2013) et Wet Season (2020), installaient leurs trames intimistes dans un cadre socio-culturel rattaché au Singapour natal du réalisateur. Le récent et magnifique Un hiver à Yanji (2023) marquaient ainsi une rupture géographique, avec son intrigue se déroulant à la frontière de la Chine et de la Corée du Sud. Antony Chen y creusait cependant un sillon semblable, celui de l’observation des petites gens, des communautés exilées, ainsi que du lien profond pouvant se nouer (ou pas) avec les locaux. L’Echappée participe à cette nouvelle aspiration nomade du réalisateur, mais cette fois en s’émancipant totalement de l’Asie pour un récit prenant place en Europe, et plus précisément en Grèce.

Comme souligné plus haut avec Un hiver à Yanji, Antony Chen déplace de nouveau ses thèmes de prédilection, cette fois d’un continent à un autre. Nous ne sommes cependant pas dans la redite, puisqu’au monde du travail plus (la professeure de Wet Season) ou moins (les petites mains de Ilo Ilo et Un hiver à Yanji) stable des films précédents se substitue un dénuement bien plus radical en suivant le destin de la migrante africaine Jacqueline (Cynthia Erivo). Celle-ci, ayant fuit son Libéria natal en proie à la guerre civile se retrouve coincée en Grèce. Nous observons ses déambulations, sa solitude et survie quotidienne dans le cadre paradisiaque d’une île grecque. Ce décorum somptueux est un constant miroir de son propre dénuement et Chen s’attarde dans le détail de cette errance quotidienne. Néanmoins, on ressent une détresse et un sens de la « débrouille » moins prononcé chez notre héroïne que chez d’autres migrants, comme si la rudesse de cette survie au jour le jour était nouveau pour elle. Une série de flashbacks fragmenté nous révèle ainsi son milieu privilégié, sa connaissance préalable de l’étranger, et la manière dont le tumulte de son pays lui a arraché les siens.

Antony Chen nous fait ainsi progressivement comprendre que pour Jacqueline, ce n’est pas uniquement la résolution permanente de son dénuement matériel qui se joue. Il y a un traumatisme plus grand dont chaque situation de son quotidien précaire peut-être une réminiscence. Le réalisateur amène cela subtilement, en se rattachant à tout un rituel pratique ordinaire qui dans un premier temps ne semble rattaché qu’à combler des besoins primaires, comme laver ses sous-vêtements. L’expérience traumatisante de Jacqueline l’amène à être glacée d’effroi dans des situations au premier abord anodine (un autre migrant cherchant à lui parler en pleine rue), tandis que son éducation semble lui permettre de donner le change sur sa condition par les mots, mais la trahit systématiquement par son allure misérable et apeurée.

L’Echappée du titre concerne donc moins cette condition difficile que les souvenirs sordides qui hantent Jacqueline. On comprendra qu’elle a d’éventuelles possibilités d’être sauvée grâce à des amis en Angleterre, mais appeler à l’aide signifie devoir raconter ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a vue et perdu. Antony Chen tisse un premier verni social où l’on pense Jacqueline trop « fière » pour accepter de l’aide d’où qu’elle vienne, avant de soulever le verni intime empêchant Jacqueline de s’ouvrir à autrui. Il faudra, comme dans chaque film d’Antony Chen, une belle rencontre pour extraire le personnage de la prison mentale qu’il s’est forgé. Ce sera le cas ici au fil de l’amitié entretenue avec Callie (Alia Shawkat), une Américaine exilée en Grèce. C’est d’ailleurs un apprivoisement plutôt qu’une rencontre durant laquelle Jacqueline fuit, suit et jauge cette femme bienveillante. 

Après avoir été la proie et la victime, il lui faut tout ce processus pour redonner une confiance qu’elle place sous le signe du rituel social (un dîner qu’elle tient à payer) avant que vienne l’heure des confidences. Ce moment de confession semble surgir presque physiologiquement de Jacqueline (symboliquement durant une scène de bain comme si ainsi dévoilée elle pouvait expulser son mal-être) et révéler pleinement en flashback l’horreur qu’elle a vécu. Cynthia Erivo ayant porté silencieusement une souffrance pourtant marquée sur son visage tout au long du film, laisse alors s’exprimer une souffrance trop longtemps retenue. L’actrice porte totalement le film sur ses épaules. Le personnage de Callie est malheureusement moins consistant hormis sa gentillesse, mais dans un sens cela correspond aussi à la distance que Jacqueline laisse si longtemps entre elle et les autres. Sans atteindre complètement l’accomplissement de ses films « asiatiques », L’Echappée est une belle réussite qui rend curieux des autres tentatives internationales d’Antony Chen, notamment de Secret Daughter produit par Amazon Prime.

En salle le 24 avril

vendredi 19 avril 2024

La Vérité sur les femmes - The Truth About Women, Muriel Box (1957)

Lorsque son gendre vient à lui avec une triste histoire d'une relation malheureuse et la conviction que toutes les femmes sont impossibles à aimer, le vieux Sir Humphrey Tavistock le remet tranquillement sur le droit chemin en lui narrant de vieilles anecdotes sur ses amours passés

The Truth about women est une œuvre s'inscrivant pleinement dans la démarche féministe d'une grande part de la filmographie de Muriel Box. Elle fut une des rares réalisatrices du cinéma britannique durant les années 50/60, s'imposant à force de volonté dans ce milieu masculin et condescendant à son égard. Elle a derrière elle une longue carrière de scénariste, contribuant à quelques belles réussites où elle met déjà en lumière de beaux personnages féminin comme The Brothers de David MacDonald (1947) et surtout Le Septième voile de Compton Bennett (1945), un des grands succès populaires du cinéma britannique de l'époque (et Oscar du meilleur scénario), produit au sein du studio Gainsborough. 

Elle épouse Sydney Box en 1935 et l'ascension de ce dernier dans les hautes sphères du cinéma britannique (il deviendra le président du studio Gainsborough à la fin des années 40 puis fondera sa compagnie London Independent Producers) va contribuer à assouvir ses ambitions de réalisatrice. Il dirigera 13 films entre 1949 et 1964, sans forcément rencontrer de véritable reconnaissance critique ou même de bénéficier de solidarité féminine puisque Jean Simmons la fera remplacer sur le tournage de Si Paris l'avait su (1950) et Kay Kendall tentera sans succès de faire de même pour Simon and Laura (1955). Après des premiers films adaptés de pièces de théâtre, elle oriente plus spécifiquement sa filmographie sur des thèmes féministes comme The Passionate Stranger (1957), Rattle of a Simple Man (1964) et donc The Truth about women.

Le film s'ouvre sur le courroux d'un mari venu chercher son épouse réfugiée chez ses beaux-parents après une querelle. Le tempérament trop indépendant de sa femme lui semble impossible à gérer, et il va falloir une leçon de vie de son beau-père, Humphrey Tavistock (Laurence Harvey), pour s'apaiser et faire évoluer sa vision du monde. Le film devient ainsi une sorte de récit à sketches où Tavistock va narrer ses amours malheureuses passées, chaque histoire constituant une fable et situation différente sur les entraves imposées aux femmes. Comme tout film à sketch, c'est très inégal et d'autant plus ici que les histoires les plus longues sont largement les moins intéressantes. Parmi les ratages manifeste on peut signaler la seconde histoire où, nommé diplomate en Turquie, Tavistock tombe amoureux d'une jeune femme vendue en esclave à un sultant pour son harem.

Les clichés racistes et les dialogues désobligeants sont légion dans une Turquie arriérée dont l'esthétique fleure bon le conte des Mille et Une Nuits. Muté à Paris après cette mésaventure, Tavistock plonge cette fois dans les pires poncifs du vaudeville avec amant caché sur le balcon, mari jaloux adepte du duel et femmes vénales (symbolisée par Eva Gabor) se mariant pour l'argent et entretenant ensuite la bagatelle avec leurs amants. Une belle image de la France et un drôle de film féministe, se dit-on à ce stade - un autre plus court segment tout aussi lourd mettra en boite les Américaines.

En revanche dès que l'on s'éloigne de cet "exotisme" rebattu, le film trouve sa voie. Le sketch d'ouverture montre le long chemin à parcourir pour Tavistock lorsqu'il tombera amoureux d'Ambrosine (Diane Cilento), jeune femme moderne vivant seule, adepte de la conduite en voiture effrénée et suffragette. Tavistock sous le charme ne peut cependant franchir le pas de ce qu'attends de lui Ambroisine suite à sa demande en mariage : vivre en union libre un an avant de franchir le pas. Notre héros n'a que des arguments sociaux et machiste à opposer à cette demande, refusant d'être entretenu par sa compagne et craignant le regard des autres quand il devra présenter celle qui vit avec lui sans être encore son épouse légitime. Ces œillères et des circonstances malheureuses vont donc les séparer. Plus tard Muriel Box orchestre un délicieux moment romantique lorsque Humphrey va se trouver coincé dans un ascenseur avec Helen (Julie Harris) jeune femme peintre en route pour se marier. L'espace confiné devient un lieu de confidence, de rapprochement et de coup de foudre saisit avec délicatesse dont les deux étrangers ressortent amoureux et prêt à se marier. Havelstock ruiné découvre alors la dévotion faite femme avec une Helen lui offrant des instants de bonheur dans le plus grand dénuement matériel avant que le sort vienne de nouveau frapper.

L'ultime sketch est aussi le plus ouvertement engagé, lorsque Humphrey en couple avec l'infirmière (Mai Zetterling) l'ayant soigné après-guerre voit le mari dont elle est séparée lui intenter un procès et lui réclamer une somme indécente pour réparation. Le récit est moderne est captivant, opposant une vision où la femme est un bien dont on se dispute la propriété et celle la laissant libre de ses choix de vie, le tout sous le regard inquisiteur du tribunal et de la société. Dès que Muriel Box traite son récit sous un angle intimiste, sociétal et plus spécifiquement anglais, c'est très original, touchant et réussi. Mais les quelques segments ratés tombent à l'inverse dans le cliché grossier et paradoxalement dans le machisme. Une qualité qui traverse cependant tout le film est le brio formel de Muriel Box. Le film est vraiment un régal pour les yeux, la direction artistique est somptueuse, notamment la partie française avec son esthétique Belle Epoque et ses superbes compositions de plan. La campagne anglaise dans la partie "Ambrosine" est là aussi magnifiquement capturée, le tout dans l'écrin chatoyant de la photo bariolée de Otto Heller. Très inégal donc mais pas inintéressant.

Sorti en bluray anglais chez StudioCanal et doté de sous-titres anglais

mardi 16 avril 2024

La Lettre inachevée - Neotpravlennoe pismo, Mikhail Kalatozov (1959)

Quatre géologues partent en expédition au cœur des forêts de Sibérie, à la recherche d'un gisement de diamants. Le petit groupe explore sans relâche terres et rivières. L'automne arrive et les vivres commencent à manquer , il leur faut rentrer. Mais au moment du retour, les éléments de déchaînent et ils doivent affronter les pires difficultés.

Après l’immense succès de Quand passent les cigognes (1957), La Lettre inachevée en poursuit la veine stylisée et lyrique, constituant une sorte de chaînon manquant plus méconnu d’une trilogie qui s’achèvera avec le non moins somptueux Soy Cuba (1964). Le pivot de cette série de films est la collaboration étroite entre Mikhaïl Kalatozov et son directeur photo Sergueï Ouroussevski, dont l’approche avant-gardiste et romanesque élevèrent Quand passent les cigognes à des hauteurs vertigineuses.

La Lettre inachevée est l’adaptation d’une nouvelle de Valeri Ossipov, que Kalatozov va refaçonner de manière à prolonger le geste esthétique de Quand passent les cigognes. La nouvelle s’inscrit en effet dans une logique de film de propagande, dans un courant appelé la "prose documentaire" où l’abnégation, l’instinct de survie et le sens du sacrifice du groupe de géologues célèbrent un haut fait destiné à rendre toute sa grandeur à l’Union Soviétique. L’incipit écrit du film fonctionne selon cette logique, mais cet aspect ne demeurera qu’un fil rouge lointain parasité par la puissance des images. Si le tournage au cœur des forêts et plateau sibériens est pour l’équipe technique une épreuve comparable à celle traversée par les personnages, le film s’éloigne de l’approche documentaire que l’on aurait pu attendre. Plutôt que de faire des repérages en amont de décors naturels correspondant à la nouvelle puis d’y poser leurs caméras, Kalatozov et Sergueï Ouroussevski procèdent différemment. Ils vont sous forme de dessins visualiser les images et séquences que leur inspire le récit, de manière libre et sans réflexion sur la faisabilité de leurs idées. C’est seulement passé cette étape que les décors seront choisis, selon leur correspondance à cette vision préétablie du film.

La première partie du film voyant les quatre géologues Sabinine (Innokenti Smoktounovski), Tania (Tatiana Samoïlova), Andreï (Vassili Livanov) et Sergueï (Evgueni Ourbanski) mener et réussir avec courage à mener leur mission correspond à cahier des charges de propagande. Forts de leur courage et détermination, ils plient cette nature sauvage à leur volonté pour parvenir à trouver des gisements de diamants. L’imagerie est glorieuse et impressionnante dès le sidérant travelling aérien arrière les montrant tout sourire sur la lande sibérienne désertique, prêt à en découdre. S’ils ne touchent pas au but immédiatement, la mise en scène se plaît à les voir surplomber et dominer cet espace dans de somptueuses compositions de plan, puis s’y immerger afin d’en extraire à tout prix la précieuse manne recherchée. Les fondus enchaînés où s’entremêlent flammes incandescentes avec les corps et visages des aventuriers en mouvements, à l’unisson dans l’effort commun, travaillent une symbolique puissante. Néanmoins dans ce schéma viennent s’intercaler les questionnements plus intimes du groupe. La lettre que rédige Konstantin Sabinine à son épouse Vera se baigne d’un lyrisme hypnotique où se croisent le présent songeur et chargé d’espoir à travers le visage de Sabinine, et par un nouveau, long et suspendu fondu enchainé le passé avec le souvenir des adieux du personnage à sa femme. On comprend que Sergueï souffre d’un amour non réciproque pour une jeune femme que l’on pense lointaine mais qui s’avère être Tania, dont il observe douloureusement l’harmonie avec Andreï. 

Ces maux ne dévient pas notre groupe de son objectif, même si Kalatozov les entrechoquent lors d’une scène troublante. Laissés seuls à explorer la terre d’un trou fait au sol, Tania et Sergueï voient leur promiscuité soudainement prendre une tension sexuelle inattendue. Le bruit du pilonnage du sol par Sergueï se poursuit alors que ce dernier à interrompu sa tâche pour regarder Tania avec l’ardeur d’un désir brûlant, le martèlement étant désormais celui de son cœur qui envahit la bande sonore. Cela rappelle les prémices de la scène de viol de Quand passent les cigognes durant le bombardement, mais sans son issue tragique. Tania parvient à dissuader Sergueï de ses intentions, et peu après débusque enfin les diamants. Les passions individuelles ne semblent pas avoir prises sur le grand projet collectif, ce que semble appuyer le réalisateur par un nouveau moment d’emphase, lorsque Tania et Andreï traversent ivre de joie une nuée d’arbustes pour annoncer aux autres la grande découverte. Le montage fluide de cette course éperdue, l’harmonie entre les mouvements de grue et les travellings majestueux accompagnent ce triomphe total, et affirme la puissance de cet idéal.

C’est précisément à ce moment que Kalatozov choisit de tout faire s’écrouler, de laisser la nature reprendre ses droits et de faire muer le film en un éprouvant récit de survie. La virtuosité filmique sert désormais la chute de l’Homme face à cette espace indompté, à souligner sa petitesse dans ce grand ensemble. La cavalcade héroïque et kamikaze de Sergueï parmi les flammes sidère, à la fois pas la folie désespérée du personnage, mais aussi celle de l’équipe du film semblant avoir pris tous les risques – Ouroussevski ayant malgré sa tenue ignifugée prit feu pendant la prise, se plaindra que son plan soit gâché par les tapes reçues pour l’éteindre. Il est captivant de constater le contraste faisant que pour souligner la dominance de la nature sur les personnages, Kalatozov use d’artifices rendant ce cadre de plus en plus stylisé et irréel. Les ravages d’un incendie font par moment basculer l’esthétique dans le conte, avec ces silhouettes en ombres chinoises encerclées de branches calcinées. Ces mêmes silhouettes se dessinent minuscules dans le lointain durant les pénibles avancées dans des plans d’ensemble frisant l’abstraction. On a parfois le sentiment de se trouver sur une autre planète face à l’âpreté insaisissable et la démesure des paysages. Les caprices des éléments emprisonnent les protagonistes par leur bascule soudaine (la neige et l’hiver se manifestant en une nuit, un blizzard à la griffure palpable), et les rares accalmies ne les en laissent pas moins exsangues face à un horizon hostile et sans fin, désespérément désert.

Les tourments étouffés par la cause commune dans la première partie seront ceux qui décimeront le groupe dans la seconde. Le « sacrifice » de Sergueï masque sans doute un suicide inavoué face à un amour inaccessible, le sacrifice d’Andreï est tout aussi ambigu, entre volonté de sauver la mission, ne pas être un fardeau pour les survivants et plus particulièrement Tania. Cette dernière sans son homme perd peu à peu de sa volonté de vivre et s’éteint sous les froids polaires. Finalement tous les disparus ont perdu concrètement ou symboliquement l’objet de leur affection dans le cadre de cette odyssée, et le seul qui s’accroche avec rage est celui dont l’aimée l’attend au-delà de ces steppes infernales. On renoue en définitive avec l’espérance ardente et irrationnelle des retrouvailles tout comme dans Quand passent les cigognes

C'est à cela qu'il faut s'accrocher quand l'esprit perd pied et fait surgir l'illusion d'un futur dont on ne sera plus - magnifique séquence onirique où Konstanine entrevoit "Diamantville" conçue grâce à sa carte. La nature sans rien perdre de sa brutalité reprend donc peu à peu des contours naturalistes pour suivre l’ultime marche solitaire de Konstantin, Kalatozov nous réservant encore son lot d’images proprement stupéfiantes comme les plans larges de traversée du fleuve où l’on constate qu’elle est bel et bien effectuée par l’acteur. 

Les quasi un an de tournage se ressentent bien à l’écran, tout en incitant à la stupéfaction tant le Kalatozov évite à chaque instant le « confort » d’un filmage sur le vif pour toujours concevoir des séquences extrêmement élaborées – et parfois improvisée, l’équivalent d’une grue de filmage fut fabriqué sur place pour le fameux plan d’ensemble sur le fleuve, ainsi que la séquence finale. La Lettre inachevée transcende à la fois la commande propagandiste, et le risque de démonstration technique, pour ne devenir qu’un récit acharné d’amour et de survie, avec en point d’orgue et récompense les yeux de Konstantine à bout de forces qui s’ouvrent. Il est bien vivant. 

Sorti en bluray français chez Potemkine